«A tort évidemment, nous nous étions habitués à croire que le XIXe siècle avait inauguré une ère de civilisation, d’industrie, de paix, de souveraineté des populations.»
Si les deux premières ne soulèvent aucune remise en question, les deux dernières restent largement discutables, non seulement au siècle où a vécu Renan, mais
aussi pour les deux siècles suivants. La colonisation d’abord et l’impérialisme ensuite ont rendu des sociétés plus misérables avant de les connaître. Sans omettre un fait notable: la disparition
de la paix dès l’occupation immédiate d’un pays. Car la ligne directrice de ces occupants a toujours été de dominer, selon une théorie parfois eugéniste, les pays moins forts, et ce dans le seul
but de s’emparer des richesses non exploitées. Bien sûr, l’argument invoqué à chaque fois était soit de civiliser, soit de libérer l’autochtone. Mais un élément particulier les trahissait:
l’indigence des occupés et la richesse latente des occupants. Cette situation s’est envenimée avec la découverte de l’or noir où la lutte pour sa mainmise était et est sans pitié. Toutefois, la
région qui souffre le plus est, sans conteste, le Moyen-Orient. L’Irak, avec 13% de la réserve mondiale, a connu depuis près d’un siècle une histoire agitée. Voici les moments forts du pays que
l’on appelait jadis la Mésopotamie.
L’Irak a été, comme beaucoup d’autres provinces, sous l’emprise de l’Empire ottoman. Mais l’engagement de ce dernier aux côtés de l’alliance conduite par
l’Allemagne, dans le grand conflit (1914-1918), a suscité la convoitise des alliés pour cette région si riche en pétrole. Le Koweït a été pris, dès 1914, sous la protection britannique. Bien
qu’il soit un morceau intégral de l’Irak, le Koweït a été devenu, dans la foulée, indépendant sans qu’il y ait le départ des forces britanniques. Quant à l’Irak, la stratégie adoptée était tout
autre. En effet, les Britanniques qui se trouvaient à la frontière ont voulu soulever le peuple contre l’autorité de l’Empire. Mais n’étant pas enclins à se défaire d’une autorité pour la
remplacer par une autre, probablement, pourrait-on dire, plus vorace, les Britanniques ont décidé d’occuper le pays par la force. Bien que la ville de Bagdad soit tombée le 11 mars 1917, la
résistance opposée par le peuple irakien a été celle de tous les pays épris de la liberté.
Le traité des Sèvres du 10 août 1920, signé par la Turquie et les alliés, n’a pas atténué la détermination des Irakiens à en finir avec l’occupation britannique.
Autrement dit, la présence britannique était tout simplement perçue comme une force pernicieuse pour le peuple irakien. Et en 1920, une insurrection générale a embrasé le pays entier. Six mois
plus tard, les Britanniques ont pu venir à bout de la résistance en utilisant l’aviation pour pilonner les zones récalcitrantes.
Cependant, plus on découvrait des gisements de pétrole, plus la violence faite aux autochtones augmentait en intensité. Et les accords passés auparavant
pouvaient être changés au profit de l’occupant sans qu’aucun pays «civilisé» ne s’émeuve. Le traité des Sèvres signé sous l’égide de la Société des Nations (SDN), futur ONU, a connu ce sort en
1925. Dans ce traité, il était question de la création d’un Kurdistan autonome, l’une des 3 vilayets sous l’Empire, au nord de l’Irak. Mais la découverte du pétrole à Kirkouk a fait naître un
appétit, sans vergogne, des Britanniques pour le contrôle de cette province. La Société des Nations n’avait alors d’autres choix que d’accepter ce mandat aux Britanniques. Et jusqu’à 1932, malgré
la force de dissuasion dont disposait les Britanniques, la résistance était le leitmotiv de la population irakienne. Par ailleurs, l’indépendance irakienne, survenue le 3 octobre 1932, n’a pas
résolu totalement le conflit tant la présence anglaise était prépondérante. D’ailleurs, un journal britannique a ironisé sur cette indépendance concédée par les Britanniques tout en maintenant
leur emprise sur le pays, en la décrivant ainsi: «Un Etat pour un puits de pétrole !»
Du simulacre d’indépendance jusqu’à celle effective en 1958, plusieurs insurrections ont marqué l’histoire du pays. Mais, pour qu’il y ait une insurrection, il faut
qu’il y ait aussi une organisation qui canaliserait ce mouvement. En Irak, le mouvement de la renaissance arabe et socialiste, connu sous le sigle «le parti Baas», a été l’un de ces mouvements
ayant conduit le peuple à recouvrer sa véritable indépendance. A cette époque, la machine coloniale britannique, pour créer la zizanie parmi les Irakiens, avait taxé le mouvement d’être un
mouvement exclusivement sunnite. Le but étant de les opposer à la majorité chiite. Là encore le régime colonial a voulu ressusciter les anciennes querelles afin de s’assurer tranquillement la
ressource énergétique. Cependant, pour que le lecteur comprenne cette mauvaise intention des autorités coloniales, il faut remonter jusqu’à l’année 1930 correspondant à la création du mouvement.
En effet, le parti a été créé en 1930 en Syrie, le pays voisin. Les idéologues de la mouvance étaient deux Syriens: Michel Aflaq, chrétien orthodoxe, et Salah Bitar, musulman sunnite. Ce
mouvement devenait incontournable en Irak, à partir de l’année 1952. Sauf qu’en Irak, le chef de file du parti était un musulman chiite, Fouad al Rikabi.
La conjugaison de toutes les forces vives de la nation a abouti à l’indépendance du pays, en 1958. Parmi les desiderata du nouveau président, le général Kassem, il
y avait la volonté de récupérer le territoire perdu en 1914, le Koweït. Mais la convoitise sempiternelle des forces étrangères pour le pétrole irakien a engendré une instabilité à la tête de
l’Etat. Ce qui a été à l’origine, sans doute, du nombre hallucinant de coups d’Etat ou de tentatives de coups d’Etat. Car le moindre fléchissement du dirigeant sur tout ce qui concernait la
nation pouvait provoquer sa chute. Comme tous les dirigeants irakiens, Ahmad Hassan al-Bakr, du parti Baas, a été porté à la tête de l’Etat grâce à un coup de force, perpétré le 17 juillet
1968.
Profitant de la bonne santé financière du pays, suite au choc pétrolier de 1973 ayant vu les revenus de l’Etat multipliés par neuf, les dirigeants ont effectué
d’énormes chantiers. Et malgré le coup d’Etat de palais de Saddam Hussein en 1979, la politique de réforme a été poursuivie.
Deux exemples au moins peuvent élucider ces avancées. Premièrement, la priorité accordée à l’enseignement a permis de ramener le taux d’analphabétisme de 85% en
1968 à 25% en 1980. Secundo, le système de santé a été, pendant cette période, l’un des meilleurs dans la région. Sa gratuité a suscité l’envie des voisins. Et les étrangers y venaient même pour
se soigner. Malheureusement, ce qui a sonné le glas de la décadence irakienne était un problème extérieur à ses intérêts. En effet, la chute du Shah d’Iran, porté au trône par la CIA en 1953,
dans une opération baptisée Ajax, aveu de l’artisan lui-même Richard Helms, contre Mossadegh, risquait de remettre en cause les intérêts américains dans la région. Pour endiguer la vague verte,
l’Irak a bénéficié d’aides logistique et financière. Cadeaux empoisonnés si on regarde la situation actuelle de l’Irak. Ainsi, ce dernier a payé un lourd tribut pour avoir constitué un rempart
contre «l’obscurantisme de Téhéran».
Cependant, l’effort de guerre, qui a duré 8 ans, a plongé le pays dans une crise financière sans précédent. Jamais le pays n’a connu des déficits aussi faramineux.
Gérard Chaliand, auteur de «D’une guerre d’Irak à l’autre», écrit à ce propos: «Dans ce contexte économique difficile, l’un de ses plus importants créanciers, le Koweït, dépasse la production de
brut fixée par l’OPEP (Organisation des pays exportateurs de pétrole), contribuant à faire baisser encore plus le prix du baril alors en déclin.». Selon le même auteur, le 2 août 1990, Saddam
Hussein a envahi le petit émirat. Dans la foulée, le Koweït a été déclaré «19ème province irakienne».
La coalition emmenée par les Etats-Unis a pu contraindre Saddam, en un temps record, à un retrait inconditionnel du Koweït. L’opération «Tempête du désert» a brisé
quasiment une armée qui était à l’image de la santé économique du pays. Mais le plus dur a été sans doute les sanctions qui ont suivi. Le pays étant totalement ou peu s’en faut dépendant des
exportations extérieures, l’embargo a concouru décisivement à l’effondrement de l’économie nationale. Voilà comment G. Chaliand rend compte de la situation: «Les sanctions internationales, en
imposant des restrictions sévères en matière d’exportation, provoquent l’effondrement de l’économie irakienne, fortement dépendante de l’extérieur. A un déficit budgétaire croissant s’ajoutent
une inflation galopante et une dépréciation du dinar (avant l’invasion du Koweït, 1 dollar valait 4 dinars). Au milieu de l’année 1991, 1 dollar valait 8 dinars irakiens et, en décembre 1995, il
était possible d’acheter 300 dinars avec un seul dollar américain. En mai- juin 2001, le dollar s’échangeait à environ 1850 dinars.»
C’est dans cette atmosphère que la guerre contre le peuple irakien a été déclenchée en mars 2003. Paradoxale que puisse paraître la situation, le nom donné à
l’opération pour envahir l’Irak était: «Liberté de l’Irak». A moins que le mot n’ait pas la même signification, que l’on soit occidental ou non, le peuple irakien était libre avant la guerre bien
que vivant sous un régime fortement centralisé. Et si le pays ne représentait pas la deuxième réserve mondiale de pétrole, cette opération aurait-elle existé ou même imaginé ? Doit-on dans ce cas
s’attendre à ce qu’il y ait une pareille intervention au profit du peuple palestinien qui ne demandait qu’une chose: vivre librement à l’intérieur de ses frontières.
Encore une fois, comme au 20ème siècle en Irak, le pétrole était l’élément déclencheur de la domination. D’ailleurs, ceci ne fait aucune ombre de doute si on a
connaissance d’un rapport rédigé par Dick Cheney, en mai 2001. La crise énergétique américaine a été décrite sans fard: «La nation est en danger, car nous faisons face à la plus grande pénurie
depuis l’embargo sur le pétrole imposé par les pays arabes dans les années 70.» Et les chiffres de D. Cheney n’étaient pas de nature à rassurer l’administration Bush. Car, avec 4,6% de la
population mondiale, le pays consomme 25% de l’énergie mondiale. Selon le rapport Cheney: «Cette dépendance va s’accroître dans les prochaines années, où l’on prévoit une augmentation de 33% de
la consommation de pétrole, 50% pour le gaz et 45% pour l’électricité.» Quelle devait être la solution face à cet épineux problème ? D’après Hocine Malti, ex-vice-directeur de la Sonatrach, un
groupe de travail NEPD Group (National Energy Program Development), mis en place par le président Bush, deux semaines après la prise de ses fonctions, a conclu son rapport en écrivant: «Le but
principal de l’administration serait de convaincre, voire obliger les Etats de la région [Moyen-Orient] d’ouvrir les zones pétrolifères à l’investissement étrangers.»
Deux ans après la rédaction de ce rapport, le président Bush est devenu maître du pays d’une des plus anciennes civilisations du monde. La prise du pays s’est faite
sans majeures difficultés. Et la fin des grandes opérations en Irak a été annoncée le 1er mai 2003 par Bush sur le porte-avions Abraham Lincoln. Deux semaines à peine après cette annonce, un
nouvel administrateur, Paul Bremer, a été nommé pour diriger l’Irak. Ce dernier restera dans l’histoire tant ses déclarations annonçaient nettement la couleur. En effet, au lendemain de son
installation, Paul Bremer a déclaré à la presse que «les Etats-Unis resteront pour une période indéterminée».
Officiellement, depuis les élections de décembre 2005, en application de la résolution onusienne du 8 juin 2004, l’Irak est un peuple souverain. Officieusement,
l’armée américaine est maîtresse des lieux. D’ailleurs, même pour doter le pays de nouvelles institutions, l’initiative irakienne était fortement bridée. En décembre 2003, Paul Bremer ne
déclarait-il pas en parlant de la nouvelle constitution: «Nous allons mettre exactement les types de garanties qui n’existaient pas dans la constitution Saddam...» Désormais, les entreprise
étrangères peuvent investir en Irak. Selon G. Chaliand, voici comment est définie l’organisation des entreprises en Irak: «La loi irakienne qui limitait et encadrait la possibilité
d’investissements étrangers en Irak est modifiée en septembre 2003 (order 39), autorisant désormais la possession à 100% d’entités économiques irakiennes par les investisseurs étrangers.»
D’ailleurs, le secteur qui a bénéficié d’une protection exemplaire après l’invasion est le département gérant le pétrole. Car depuis l’invasion de l’Irak, une minorité de chapardeurs s’est
adonnée aux pillages des magasins, sous les regards passifs des soldats américains. Plusieurs objets du musée d’Irak ont été ainsi dérobés; mais un seul bâtiment a échappé à ce genre de razzia,
le ministère du Pétrole mis sous haute protection.
Et en dehors de ce secteur névralgique, ailleurs les bévues sont incalculables. Deux ont soulevé l’indignation de la communauté internationale. Il y avait l’affaire
de la prison d’Abou Ghraib en avril 2004 et celle d’Al Qaim (ouest irakien) en mai 2005. La première révélait les sévices infligés par des soldats américains aux prisonniers irakiens. La seconde
bévue concernait le bombardement d’un village célébrant un mariage où les citoyens s’étaient rassemblés. Résultat du pilonnage: 40 morts, dont des femmes et des enfants. Quant aux conditions de
vie, celles-ci sont nettement dégradées depuis l’intervention américaine. Dans un rapport publié en 2006 par le PAM (programme alimentaire mondiale), «5,6 millions d’Irakiens vivent dans des
conditions d’extrême pauvreté». Les données reprises par G. Chaliand montrent l’état d’indigence de la population: «L’accès à l’eau potable est encore problématique: un seul tiers des Irakiens a
accès à l’eau potable. Pour comparaison, plus de la moitié des Irakiens avaient accès à l’eau potable avant la guerre.» Il ajoute plus loin en disant: «L’approvisionnement en électricité est très
en dessous des besoins et très largement inférieure aux niveaux d’avant-guerre: à Bagdad, par exemple, les habitants ne disposent que de quelques heures d’électricité par jour.» Ce sont là bien
sûr des données de 2007. En somme, on a vu que sous Saddam, le taux d’analphabétisme est passé de 80% à 25%. Actuellement, il y aurait à peu près 75% d’enfants à ne pas être scolarisés suite aux
déplacements de la population. Selon l’Unicef, entre 30% et 70% des écoles sont fermées, les autres ont besoin d’être rénovées et équipées. Quant au secteur de la santé qui faisait autrefois la
fierté de l’Irak, il se retrouve dans un état de délabrement pour cause de guerre. Le ministre irakien de la Santé estimait, fin 2005, que près de 80% de médecins travaillant à Bagdad ont quitté
le pays.
Sur ce, on peut dire, in fine, que l’Irak ne connaîtra de jours meilleurs que si le pays est géré par les Irakiens, eux-mêmes, en dehors de toute immixtion
étrangère. Les arguments avancés, relatifs aux libertés et aux droits de l’homme, ne sont qu’un leurre. Car s’ils veulent vraiment la liberté pour tous, pourquoi ces interventions ne se font que
dans des pays dont les sous-sols regorgent de richesses?
par Aït Benali Boubekeur 5 juin 2008 Quotidien d'Oran