« Ta mission est de concilier Krim et Abane. Le reste est sans importance. Quand deux
Kabyles sont en conflit, il arrive que l’un d’eux meure. C’est cela qu’il faut éviter », conseil du Cheikh El-Bachir El-Ibrahimi à Ferhat Abbas.
Depuis le départ du CCE (Comité de coordination et d’exécution) vers l’extérieur, la relation entre les deux hommes ne cesse de se détériorer. En un mot, ils ne se blairent plus. Bien qu’ils aient eu à transcender des épreuves difficiles entre 1955 et 1957, leurs caractères opposés les plongent dans une crise abyssale. Ainsi, l’entente entre les deux figures emblématiques du mouvement national n’a pas survécu aux difficultés de la guerre. Du coup, la cohésion affichée au congrès de la Soummam a reçu un coup terrible. À ce propos, il convient de signaler que le travail de sape de Ben Bella, ayant ouvertement contesté les résolutions de la Soummam, sema la zizanie entre les deux hommes. D’emblée, son but est de détacher Krim d’Abane. Pour ce faire, il ne cesse pas de rappeler à Krim qu’ « à la base de la révolution existe un contrat moral entre neuf hommes ». En effet, il insiste sur ce contrat moral afin que Krim s’éloigne d’Abane. Ce dernier, pour rappel, a été en prison lors du déclenchement de la guerre d’Algérie. En effet, il purgeait une peine de prison remontant au démantèlement de l’OS, organisation paramilitaire du PPA-MTLD. À sa sortie de prison, la guerre fut déjà déclenchée. Il la rejoignit aussitôt. Mais, qui peut oser dire que si Abane avait été en liberté en novembre 1954, il n’aurait pas été parmi ces historiques ?
Cependant, le conflit entre les deux hommes ne s’explique pas uniquement pas les intrigues de Ben Bella. Incontestablement, les deux chefs charismatiques ont des conceptions différentes de l’exercice de l’autorité et des vues également différentes de l’avenir, écrit Ferhat Abbas. Démocrate exemplaire, Abane reproche sans cesse aux colonels leur propension à l’autoritarisme. À ce propos, il se confie à Ferhat Abbas en énumérant ses griefs : « Ce sont, me dit-il, des futurs potentats orientaux. Ils s’imaginent avoir le droit de vie et de mort sur les populations qu’ils commandent. Ils constituent un danger pour l’avenir de l’Algérie. » Le mot qui blesse est lâché. En plus, il ne cherche même pas à s’en cacher. Pour lui, la conception d’un pouvoir autoritaire va causer des conséquences fâcheuses à l’Algérie. Mais, pourquoi accuse-t-il les colonels, qui par bravoure, ont osé affronter le système colonial très puissant ? Pour lui, le devoir national ne devrait pas faire de ces derniers des remplaçants du système combattu. Il raconte alors à Ferhat Abbas sa déconvenue lors de son passage en wilaya V, commandée par Abdelhafid Boussouf : « C’est ainsi qu’à mon passage au Maroc, j’ai appris que la wilaya V disposait de plus d’un milliard de francs, alors que dans la wilaya III et la IV nous n’avions pas le moindre sou. Et quand j’en ai fait le reproche à Boussouf, il s’est rebiffé. Il ne comprend pas que cet argent est à l’Algérie et non à sa seule wilaya. » Hélas, bien qu’il n’ait pas peur de s’élever contre ces pratiques, Abane n’a pas les moyens de s’y opposer aux puissants colonels. D’autant plus que très vite ils scellent leur alliance. C’est la naissance du fameux groupe des 3B.
Quoi qu’il en soit, Ferhat Abbas, un homme sage et probe, ne se contente pas d’écouter Abane. Il se rapproche de Krim pour entendre sa version. Ce dernier explique qu’il fut isolé dans l’ancienne équipe du CCE. « Dahleb et Ben Khedda sont toujours de l’avis de Abane. Il en résulte que je suis seul. Tout ce que je propose est rejeté. C’est vexant et arbitraire », se confie-t-il à Ferhat Abbas. Selon le héros des djebels, la composition du CCE doit changer. Il passera ainsi de cinq membres à neuf. Bien que le caractère d’Abane soit dur, il n’en reste pas moins que sa marginalisation va priver la révolution d’un grand apport. D’ailleurs, ce nouveau remaniement du CCE, selon Ferhat Abbas, ne place pas forcément l’intérêt du pays avant la satisfaction de certains ego. Il note d’ailleurs à ce propos : « Il [Krim] proposait que les membres du CCE soient portés à neuf : cinq colonels et quatre civils : Abane, Dr Lamine, Mehri et moi-même. Krim était vindicatif. Quand je lui proposai de maintenir Ben Khedda et Dahleb, mieux préparés que nous pour cette fonction, il me répondit qu’ils avaient commis des fautes et qu’il fallait qu’ils paient. »
Par ailleurs, lors du CNRA du Caire, du 20 au 28 aout 1957, plusieurs décisions, allant à l’encontre de la Soummam, sont prises. En effet, en plus de l’élargissement de l’équipe du CCE, passant de cinq à neuf membres, deux mesures arrêtées à la Soummam sont réécrites. Il n’y a plus de différence entre l’Intérieur et l’Extérieur, ni le primat du politique sur le militaire, décident les colonels. En dépit de son esprit d’organisateur hors-norme, Abane se voit confier la rédaction du journal El Moujahid. Peu de temps après, on lui reprochera, c’est le cas notamment de Ben Tobbal, de ne pas leur faire lire les articles avant leur publication. En fin de compte, le 27 décembre 1957, le colonel Boussouf, avec la complicité des autres colonels, met fin aux jours d’Abane. Désormais, les colonels n’ont plus de rival pouvant se mesurer à eux. Depuis cet odieux assassinat, l’emprise des 3B sur la révolution est sans commune mesure. Il faudra attendre la fin de la guerre pour que Houari Boumediene mette fin à leur influence. D’une façon générale, le pouvoir va changer de main. Mais son exercice restera le même.
Par Ait Benali Boubekeur