27 décembre 2013 5 27 /12 /décembre /2013 12:19
Le rôle d’Abane Ramadane pendant la guerre d’Algérie (3)

Troisième partie : la fin tragique d’un héros.

Avec la réalisation du rassemblement national, une mission que seuls les hommes d’État sont capables d’accomplir, la révolution rentre dans une période périlleuse. En cette fin de l’année 1956, deux événements freinent considérablement son élan. Le premier est inhérent à la contestation, par Ben Bella et ses amis, des résolutions du congrès de la Soummam et le second est relatif aux prolongements de la « grève des huit jours », la première action à laquelle a appelé le CCE (comité de coordination et d’exécution). De toute évidence, s’il est prévisible que celle-ci attire les foudres des paras [les autorités coloniales ne pouvant rester bras croisés], il n’en est pas de même des coups portés par les contradicteurs de la ligne soummamienne. Intervention divine ou pur hasard, l’arrestation des membres de la délégation extérieure sauve la révolution d’une implosion certaine. Cela dit, en parlant de la délégation extérieure dans son ensemble, une clarification s’impose sur les positions individuelles. En effet, des prisonniers de la santé [Khider, Ben Bella, Bitat, Boudiaf et Ait Ahmed], seul ce dernier soutient sans ambages les décisions de la Soummam.

Cependant, bien l’acte de piraterie aérienne du 22 octobre 1956 réduise le travail de sape de Ben Bella, ses affidés n’en démordent pas. Pour déstabiliser le CCE, les partisans de Ben Bella, sous la houlette d’Ahmed Mahsas, se regroupent en Tunisie. Il faudrait le concours du président Bourguiba et la détermination du colonel Ouamrane, dépêché par le CCE sur place, pour maitriser la situation. Néanmoins, malgré les manœuvres de déstabilisation, les organisateurs du congrès de la Soummam, Abane Ramdane et Larbi Ben Mhidi, poursuivent leur mission. Saisissant l’occasion de la programmation de la question algérienne pour la session de janvier à l’ONU, les membres du CCE –d’après les témoignages concordants, la proposition est venue de Larbi Ben Mhidi –appellent à une grève nationale du 28 janvier au 4 février 1957. Peut-on, par ailleurs, réussir une action politique face à une armée dirigée par des sanguinaires, tels que le général Massu ou le commandant Aussaresses ? S’il est plus facile de dire aujourd’hui qu’il valait mieux préserver la capitale, ces valeureux militants ne pensaient qu’à attirer l’attention des dirigeants du monde lors du débat onusien. Hélas, face aux paras, dirigés par le général Massu, les Algériens payent un lourd tribut en adhérant à l’appel du CCE. Dotés de pouvoirs illimités, les paras se ruent, dès le 28 janvier, sur les quartiers algériens. Le futur chef du FN (front national), Jean-Marie Le Pen, le leader de l’extrême droite française, se distingue en recevant une décoration militaire, des mains du général Massu, pour la sale besogne effectuée.

Quant aux conséquences sur la révolution, celle-ci reçoit en effet un coup terrible. Face au rouleau compresseur de l’armée coloniale, les membres du CCE décident un repli sur la Tunisie. Après avoir énoncé quatre mois plus tôt la primauté de l’Intérieur sur l’Extérieur, voilà que le CCE enfreint sa propre décision. Cela dit, les membres du CCE donnent-ils tous la même signification à ce départ ? D’après Gilbert Meynier, « pour Abane, les replis sur Tunis ou Le Caire n’étaient que provisoires. Le principe soummamien de la suprématie de l’Intérieur sur l’extérieur faisait partie d’une vraie ligne politique, puisée dans l’histoire des mouvements de libération dont ses innombrables lectures l’avaient rendu familier. »

Quoi qu’il en soit, l’acharnement du sort ne s’arrête pas là. À la veille de leur départ, la révolution algérienne perd l’un de ses meilleurs fils, Larbi Ben Mhidi. Comme vont le montrer les événements ultérieurs, sa neutralisation va faciliter la mise à l’écart et puis la liquidation d’Abane Ramdane. « La demi-défaite qu’a représentée la « Bataille d’Alger », le retrait forcé du CCE de la ville, aggravent considérablement les dissensions qui avaient surgi lors du congrès de la Soummam… Ben Mhidi disparu, Krim est le seul fondateur du FLN actif au CCE. Il change son fusil d’épaule, réaffirme l’importance des chefs « historiques », relance la lutte contre les « centralistes » [Dahlab et Ben Khedda], alliés d’Abane », résume Benjamin Stora l’atmosphère régnant au CCE après le départ à l’extérieur, dans « Dossiers secrets du Maghreb et du Moyen-Orient ». Et le moins que l’on puisse dire, c’est qu’à partir de mars 1957 la dissension va crescendo. À un moment donné, le conflit devient si grave que des dirigeants, tels que Ferhat Abbas ou Chikh El Ibrahimi, en font une priorité. Prenant conseil auprès du Chikh, celui-ci demande à Ferhat Abbas de les concilier. « Quand deux Kabyles sont en conflit, il arrive que l’un d’eux meure », lui dit-il.

Tout compte fait, puisque l’épreuve de force est inéluctable, la victoire revient naturellement au plus fort, et ce, bien qu’Abane Ramdane ne se laisse pas marcher sur les pieds. En tout cas, sa conciliation avec Ben Bella et son rapprochement avec les deux colonels, Boussouf et Ben Tobbal, sont incontestablement des atouts qui font pencher la balance en faveur de Krim Belkacem. Ainsi, bien avant la première réunion du CNRA (conseil national de la révolution algérienne) du Caire, tenue du 20 au 27 aout 1957 [à vrai dire, il y avait une seule réunion de deux heures, le 27 aout 1957, selon Gilbert Meynier], la réorganisation du CCE s’est faite sans Abane Ramdane. À Montfleury, en Tunisie, note Gilbert Meynier, « l’élimination du CCE de Ben Khedda et Dahlab fut sans doute d’ores déjà programmée. Une motion avait été rédigée à destination du CNRA qui demandait le remplacement de Ben Mhidi par Boussouf, la désignation des historiques emprisonnés au CCE et de Ben Tobbal, Ouamrane, Lamine Debaghine et Abbas. » Le jour J, c’est-à-dire le 27 août 1957, ces propositions passent comme une lettre à la poste. De la même façon, les colonels, notamment les 3B (Belkacem, Ben Tobbal et Boussouf), annulent sans peine les deux principes de la Soummam. Désormais, il n’y a plus de différence entre l’Intérieur et l’Extérieur et il n’y a plus de primauté du politique sur le militaire. Enfin, lors de la répartition des tâches, Abane se voit confier la rédaction du journal « El Moudjahid ».

D’une façon générale, après l’accomplissement d’un travail colossal en vue de redresser la situation, les nouveaux hommes forts du moment assènent à la révolution un coup dur. À partir de cette réunion, le repli momentané vers l’extérieur, auquel croit profondément Abane, n’est qu’une chimère. Ne mâchant pas ses mots, Saad Dahlab qualifiera plus tard la réunion du CNRA du Caire de « premier coup d’État ». Toutefois, si les politiques au sein du CCE, anciens aux nouveaux, se taisent, il n’en est pas de même d’Abane Ramdane. Sermonnant les colonels lors de la dernière réunion du CCE à laquelle il a assisté, Abane Ramdane leur dit ceci : « Vous ne pensez plus combat, mais pouvoir. Vous êtes devenus ces révolutionnaires de palace que nous critiquions tant quand on était à l'intérieur. Quand on faisait vraiment la révolution. Moi j’en ai assez. Je vais regagner le maquis et à ces hommes que vous prétendez représenter, sur lesquels vous vous appuyez sans cesse pour faire régner votre dictature au nom des combattants, je raconterai ce qui se passe à Tunis et ailleurs. »

Cependant, peut-on s’opposer à des dirigeants pensant que la puissance d’un chef se mesure au nombre d’étoiles sur ses épaules ? À ce jeu, il est clair qu’Abane part avec un handicap insurmontable. En tout cas, une confrontation d’idée pouvant tourner en faveur d’Abane [Krim voulait opposer son prestige de maquisard à la puissance intellectuelle d’Abane pour peser sur les débats, d’après Yves Courrière], les colonels optent pour la méthode médiévale. Il commence alors une phase où les intrigues prennent le dessus sur l’impératif de la conduite de la révolution. De l’accusation de vouloir faire du journal « El Moudjahid » sa propriété privée à celle de représenter un danger pour la révolution en passant par sa tentative de perpétrer un putsch contre le CCE, les colonels déploient toute leur énergie en vue de discréditer l’architecte du rassemblement national. Or, si ces accusations sont vraies, pourquoi ils ne soumettent pas cette affaire au tribunal de la révolution, créé depuis août 1956 ? Dans le cas Abane, il est seulement constitué un tribunal de salut public, selon les propres mots de Krim Belkacem, en vue de traiter le cas Abane. Mais sans que ce dernier n’ait la chance de se défendre. Et à en croire le témoignage d’Amar Ouamrane, dans une lettre du 15 août 1957, la sentence, bien qu’elle soit illégale, concerne uniquement l’emprisonnement. Mais que vaut cette peine quand l’on sait que l’accusé sera remis entre les mains du sanguinaire, Abdelhafid Boussouf. Pour le piéger, les colonels inventent un litige avec l’armée marocaine. On demande alors à Abane d’aller voir le roi Mohammed V pour aplanir le différend. Accompagnés de Krim Belkacem et de Mahmoud Cherif le 25 décembre 1957, ils arrivent à Tétouan, après un passage furtif en Espagne, le 27 décembre 1957. Prétextant un risque de ne pas pouvoir maîtriser les râlements d’Abane, en cas où la peine d’emprisonnement est retenue, Boussouf décide de le liquider. « Abane passera et il y en aura d’autres qui passeront », déclare-t-il à Krim à l’aéroport de Tétouan, selon le témoignage d’Ouamrane.

Pour conclure, il va de soi que cette liquidation injuste va peser très lourd sur la suite de la révolution. À travers l’assassinat d’Abane Ramdane, ce n’est pas seulement l’homme que l’on tue, mais l’orientation démocratique de la révolution algérienne. Désormais, tous les conflits politiques se règlent par l’élimination de l’adversaire. Mais en faisant de la force le seul moyen de graver les échelons, les 3B vont être bientôt dépassés à ce jeu par un loup, Houari Boumediene. Enfin, malgré les 56 qui nous séparent de cet assassinat, force est de reconnaître que cette malédiction suit toujours l’Algérie. Jusqu’à nos jours, les questions politiques se mesurent à l’aune du rapport de force des acteurs. La préparation de la succession du chef de l’État, Abdelaziz Bouteflika, prouve, si besoin est, la dérive révolutionnaire, héritée des règlements de compte pendant la guerre de libération.

Ait Benali Boubekeur

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